Des filles comme ça, il en passe une par siècle et en général, elles finissent mal. Problème de voltage, on va dire… Comme elles sont trop intenses pour les douilles qu’on trouve dans le commerce, elles ont beau essayer de s’adapter, à chaque fois qu’on les allume, pof, tout saute. Bon, bien sûr, après le courant revient, et tout le monde fait « Aaaah… » en s’en retournant à son petit train-train quotidien, mais pour elles, c’est déjà mort, elles ont cramé. On les secoue un peu, et comme elles font gling gling à l’intérieur, on les fout à la poubelle.Les yeux clos. Le corps enroulé dans les draps. Tournée vers son amant. Aucun mouvement, aucun bruit pour perturber la scène. C’est comme un tableau, comme si on avait capturé un morceau du temps pour le figer pour l’éternité. L’éternité… Est-ce la mort ou est-ce la vie ? Nul ne le sait. Quelle importance ?
Et puis tout à coup, des frissons. Le sommeil la maintient toujours profondément endormie, et malgré tout, son corps ne peut s’empêcher de réagir à son contact. Un contact si léger, presque inexistant… Si doux, et pourtant si intense. C’est un fil, un fil invisible, entre l’autre et l’un. Il pose ses liens dans les méandres des inconscients, et s’y promène impunément. Et ils sont les seuls, les seuls à connaître l'existence de ce lien si puissant, créant un monde qui n’appartient qu’à eux, où la chaleur et la passion d’une histoire sans fin remplacent toute trace de chagrin et de douleur.
Et elle s’agite doucement, sous les draps, elle s’agite et son cœur commence à palpiter. Les yeux toujours fermés, un sourire vient se dessiner sur son visage. Elle ne le voit pas, mais pourtant, elle sait qu’il est là. Elle sait qu’il a toujours été là et qu’il le sera toujours. Elle lui fait confiance, entièrement et complètement, comme elle ne l’avait jamais fait auparavant. Peut-être est-ce une bêtise de s’abandonner autant à quelqu’un. Mais tant pis. Elle a choisi de prendre ce risque. Et maintenant, de toute façon… C’est trop tard. Elle ne peut plus lutter contre ses sentiments.
Et puis, elle sent qu’il s’éloigne. Et son sourire s’atténue jusqu’à s’évanouir complètement, comme si tout ça n’avait jamais rien existé. Son cœur retrouve un rythme cardiaque, presque lui-même déçu. Et tout devient flou dans son esprit. Est-elle en train de rêver ? D’ailleurs, est-ce un rêve ou un cauchemar ? Elle s’imagine son visage, pour avoir quelque chose à quoi s’accrocher, parce qu’il est tout ce qu’elle a. Et elle le voit. Elle le voit, mais il s’éloigne, encore. Il lui tourne le dos. Et elle est seule, à nouveau. Elle a toujours été seule. Tout le reste… Tout le reste n’est qu’illusion.
Et elle repousse ses propres ténèbres. Premier acte.
Mais les doutes l’envahissent. Il ne revient pas. Il ne reviendra plus. Il a enfin compris qui elle était. Ou plutôt, qui elle n’était pas. Elle n’est pas différente des autres. Elle est comme tout le monde. Elle n’a rien d’unique. Elle n’est rien. Pas même une poussière dans cet univers. Non, rien du tout. Peut-être n’existe-t-elle-même pas. Peut-être que la vie elle-même est une illusion, son illusion.
Peut-être… Qu’elle est vouée à tout perdre, oui tout, c’est-à-dire lui, encore et encore. Jusqu’à la fin des temps.
Et elle repousse ses propres ténèbres. Encore. Deuxième acte.
Et tout à coup, lumière. Elle se crispe un peu. Elle ne comprend pas ce qu’il se passe. Cette lumière ne vient pas d’elle. Elle le sait. Elle ne l’a jamais vue en elle auparavant. Des décors, autour d’elle, qui se définissent, plus précis de seconde en seconde. Un ciel d’un bleu azur. Des gondoles qui naviguent sur des canaux. De la musique, de la joie, du bonheur, partout. Et elle comprend. Elle reconnaît enfin cette lumière qu’elle a déjà vue tant de fois auparavant. Elle sait que c’est lui. Il est revenu. Alors, elle se détend un peu, et doucement, elle accepte. Elle laisse tomber le voile.
Elle baisse ses barrières. Toutes ses barrières. Sans exception.
Alors, le chaos profite de cette faille.
Et ses propres ténèbres l’envahissent. Encore une fois. Troisième acte.
Les décors disparaissent en fumée. Est-ce qu’il est là ? Elle ne sait pas, elle ne sait plus. Peut-être ne l’a-t-il jamais été. Elle ne le voit plus, la noirceur, ça rend aveugle. Et elle se met à écouter les voix qu’elle entend dans son propre enfer. Celle de Sean, puis celle de Kieran, tous ceux à qui elle a causé du tort. Elle entend sa propre voix, aussi, même si elle a du mal à la reconnaître. Ces voix qui ne cessent de la noyer de reproches.
« Tu n’existes pas. Le monde est réel… La seule illusion, c’est toi. »« Tu ne peux aider personne… Pour qui tu te prends ? Tu n’arrives déjà pas à te sauver toi-même, pauvre petite chose fragile que tu es. »
« Tu n’es que ténèbres, noirceur, obscurité. Tu n’en sortiras jamais. Pour l’éternité, c’est ta destinée. »Stop. Ça suffit. Elle crie pour chasser ces voix hors de sa tête, et elle court. Elle ne sait pas où elle va. Le sol s’effondre sous ses pieds comme si elle était la cause même de la fin du monde. Le ciel s’obscurcit brusquement, des éclairs viennent le déchirer et grondent avec fracas. Elle court, elle court, et elle arrive devant une porte. Elle s’arrête brusquement, et tout redevient calme. Elle va se cacher. Elle va fuir toute cette douleur, et tout ira bien. Oui, tout ira bien.
Mais elle ne savait pas ce qu’elle allait découvrir en ouvrant la porte. Elle devrait le savoir, pourtant. C’est toujours la même chose. C’est loin d’être la première fois. Elle aurait dû reconnaître cette porte. Mais peut-être que c’est ça, sa punition, finalement. Savoir ce qui l’attend, mais y aller quand même. Peut-être que c’était tout ce qu’elle méritait.
Il est là, devant elle. Son frère. Et elle ne peut pas rentrer. Elle peut juste garder les yeux ouverts, et le voir se trancher la gorge, et se vider de son sang. Tout ça parce qu’elle n’avait rien vu venir. Si elle l’avait suivi, pendant son séminaire, elle aurait pu être là pour lui. Elle aurait pu l’aider à lutter contre ça. Mais non… Elle avait préféré fermer les yeux. Et attendre l’inévitable. Après tout… C’est sans doute ce qu’elle faisait de mieux. Depuis toujours.
Et puis, c’est oncle qu’elle voit. Celui qu’elle a obligé à devenir tout ce qu’il avait toujours détesté, tout ça parce qu’elle refusait de le laisser partir. Tout ça parce qu’elle avait été égoïste. Encore. Comme toujours. Il avait été quelqu’un de bien, pourtant. Jusqu’à ce qu’elle intervienne dans sa vie. Elle n’aidait personne, non… Elle détruisait tous ceux qu’elle approchait.
Alors, elle tombe à genoux, et elle hurle. Elle hurle parce qu’elle en a assez de cette douleur, de ce calvaire, de cette agonie qui ne fait que se répéter sans jamais finir. Elle hurle parce qu’elle est seule dans sa douleur, du moins c’est ce qu’elle croit. Et un torrent de larmes vient recouvrir son visage. Ça ne finira jamais. Non, jamais. Elle ne se réveillera jamais.
Alors, elle baisse les bras. Parce qu’il n’y a qu’elle, parce que personne d’autre n’est concerné, parce que le combat n’en vaut pas la peine, puisque c’est pour elle.
⚫⚫⚫Les yeux clos. Le corps enroulé dans les draps. Tournée vers son amant. Aucun mouvement, aucun bruit pour perturber la scène. C’est comme un tableau, comme si on avait capturé un morceau du temps pour le figer pour l’éternité. Et pourtant, pourtant si on regarde bien, on peut voir ses yeux bouger sous ses paupières fermées, à une fréquence très rapide, trop rapide. On peut voir que tous les muscles de son corps sont crispés sous la tension. On peut voir qu’elle serre la main de son amant de toutes ses forces.
Et si on s’approche un tant soit peu… On peut percevoir un appel à l’aide, furieux, intense, désespéré, un appel à l’aide qui pose une unique question, toute simple :
« Suis-je seule ? »